Quiconque s’est intéressé à l’épistémologie, même de loin, a entendu parler :
Du critère de réfutabilité de Karl Popper, permettant de distinguer les énoncés scientifiques de ceux qui ne font que prétendre l’être.
Des changements de paradigmes qui, selon Thomas Kuhn, scandent l’histoire des sciences.
Et d’un principe bien plus ancien, puisqu’il remonte au XIVe siècle, le rasoir d’Occam.
Le livre de Benoît Rittaud, Le mythe climatique, dont j’ai parlé dans un précédent articles, suscite la critique fréquente que, s’agissant d’un mathématicien, l’auteur ne saurait se prononcer dans le domaine de la climatologie.
Ce à quoi d’autres opposent que, puisque selon Galilée il est vrai que « La nature est un livre écrit en langage mathématique », les mathématiciens sont autorisés à jeter un coup d’œil sur les calculs et les raisonnements de leurs collègues de toutes spécialités scientifiques. Ce n’est pas sur ce terrain polémique que je veux aller aujourd’hui.
Je souhaite porter à la connaissance de mes lecteurs les considérations que Benoît Rittaud développe à propos du rasoir d’Occam.
Ce principe veut qu’entre deux théories expliquant aussi bien un phénomène, il convient de retenir la plus simple. Ce principe ne peut être démontré. Comme l’écrit Benoît Rittaud, il a donc mauvaise presse. Il n’en a pas moins guidé la science. Je me suis souvent demandé ce qui pouvait justifier pragmatiquement cet axiome.
J’ai trouvé la réponse aux pages 99 et 100 du Mythe climatique.
La dangereuse puissance de l'imagination
Cette histoire des carottes de glace est riche d'enseignements. Le premier est que l'imagination est sans limite lorsqu'il s'agit de défendre un point de vue. Les scientifiques disposent de moyens quasiment infinis pour défendre une théorie et son contraire. C'est à cette aune que doit être jugé l'intérêt d'un critère comme le fameux « rasoir d'Occam », du nom de Guillaume d'Occam, qui passe pour en être l'inventeur au début du XIVe siècle (bien que diverses variantes soient plus anciennes, et se trouvent même chez Aristote, au IVe siècle avant notre ère). Dans sa présentation courante, le rasoir d'Occam stipule qu'entre deux théories, il vaut mieux retenir la plus simple en accord avec les observations.
Commode à première vue, ce critère souffre de plusieurs graves défauts théoriques qui font qu'il n'a pas bonne presse : d'une part, il n'est pas toujours possible de se mettre d'accord sur la simplicité relative de deux théories concurrentes ; d'autre part, cette « prime à la simplicité » est difficile à soutenir en dehors d'un jugement esthétique extrascientifique.
Malgré ces problèmes, le rasoir d'Occam n'est pas sans intérêt. Le premier de ses défauts ne se manifeste pas dans le cas qui nous concerne car, pour ce qui est de l'analyse des courbes données par les carottes de glace, la simplicité choisit très clairement son camp. Quant au second, il peut se résoudre dans certains cas en prenant du recul et en comprenant le rasoir d'Occam comme un garde-fou. Puisque l'imagination est sans limite - c'est sans doute même l'une des plus puissantes forces de l'esprit humain -, il est parfois nécessaire de la canaliser.
Le rasoir d'Occam fournit une manière de le faire, en proposant une méthode pour confronter nos constructions intellectuelles à un critère neutre (1). Une exégèse du rasoir d'Occam pourrait être : « puisque vous parviendrez toujours à concevoir des explications cohérentes à tout, lorsque viendra le moment de faire le tri, demandez-vous si vous avez vraiment fait autre chose que tordre vos raisonnements ou vos interprétations dans le but de faire l'économie d'une remise en cause ».
1. Je dis « neutre », et non pas « objectif». La simplicité est une notion subjective, mais on peut la considérer comme neutre dans la mesure où elle transcende le contexte auquel il s'agit d'appliquer le rasoir d'Occam.
Lumineux, non ?
Bibliographie
On trouvera une présentation de différentes théories épistémologiques dans Impostures intellectuelles d'Alan Sokal et Jean Bricmont, Le Livre de Poche, biblio essais.
Le mythe climatique, Benoît Rittaud, Éd. du Seuil, coll. Science ouverte.